6

L’Histoire des Jumelles (suite)

Elle rêvait qu’elle chassait. Elle était dans une grande ville sombre qui ressemblait à Londres ou à Rome, et elle rôdait, poussée par la soif du sang, à la recherche de ce qui serait sa première proie humaine. Juste avant d’ouvrir les yeux, elle avait basculé dans cet abîme où le simple acte de tuer éclipsait toutes les valeurs sur lesquelles s’appuyait jusqu’alors son existence. Elle avait fait comme le serpent quand il referme l’étau de ses mâchoires sur la minuscule souris qu’il va broyer lentement, sourd à ses cris pitoyables.

Elle s’éveilla dans le noir. La maison déjà vivante au-dessus d’elle. Les anciens l’appelaient. Une télévision était allumée quelque part. La Sainte Vierge était apparue sur une île de la mer Méditerranée.

Elle n’avait pas faim, le sang de Maharet était trop puissant. Pourtant, l’idée de meurtre la poursuivait, aguichante comme le sourire obscène d’une catin dans une ruelle sombre.

Elle sortit de la boîte étroite dans laquelle elle reposait et tâtonna dans le noir jusqu’à la porte de métal. Elle pénétra dans le vestibule et leva les yeux sur l’interminable escalier de fer qui tournait autour de son axe, tel une gigantesque colonne vertébrale, et elle aperçut le ciel à travers la verrière. Mael était déjà à mi-hauteur, au rez-de-chaussée de la maison, et il la contemplait.

Je suis l’une d’entre vous et nous sommes réunis.

Elle fut prise de vertige à cette pensée, et aussi au contact de la rampe métallique sous sa paume. Un sentiment passager de regret l’envahit, le regret pour tout ce qu’elle avait été avant que cette beauté sauvage ne l’emporte dans son tourbillon.

Mael descendit à sa rencontre, comme pour l’arracher à sa nostalgie.

Il comprenait, n’est-ce pas, la façon dont la terre respirait pour elle désormais, dont la forêt chantait, dont les racines perçaient, la nuit, ces murs d’argile.

Elle scruta Mael. Il exhalait une légère odeur de cuir tanné et de poussière. Comment avait-elle pu croire que de tels êtres, avec des prunelles brillant de cet éclat, étaient humains ? Pourtant le temps viendrait où elle serait à nouveau parmi les mortels et où elle verrait leurs yeux s’arrêter sur elle pour s’écarter aussitôt. Elle se hâterait à travers une cité obscure comme Londres ou Rome. Plongeant ses yeux dans ceux de Mael, elle revit la vieille catin dans la ruelle. Pas une image précise. Non, seulement la ruelle et le meurtre. En silence, tous deux se détournèrent d’un même mouvement lent, presque respectueux. Il lui prit la main et examina le bracelet qu’il lui avait donné. Puis il l’embrassa brusquement sur la joue et l’entraîna dans l’escalier, vers la pièce au sommet de la montagne.

Le son de la télévision devenait de plus en plus fort. Une voix parlait d’hystérie collective au Sri Lanka, de femmes tuant les hommes – et jusqu’aux enfants mâles. L’île de Lynkonos avait été le théâtre d’hallucinations collectives et d’une épidémie de morts inexpliquées.

Elle mit un certain temps pour comprendre ce qu’elle entendait. Ainsi ce n’était pas la Sainte Vierge ; elle avait pourtant trouvé cette version si charmante dans sa naïveté. Elle se tourna vers Mael, mais il regardait droit devant lui. Il était déjà au courant. Il y avait plus d’une heure qu’il écoutait les nouvelles.

Quand elle entra dans la salle, elle vit le spectacle étrange de ses nouveaux frères et sœurs de l’Ordre secret des morts vivants, dispersés dans la pièce comme autant de statues de marbre, luminescentes dans la lumière bleutée que diffusait l’écran du téléviseur géant.

«...Des événements comparables, dus à la contamination de la nourriture ou de l’eau, se sont déjà produits dans le passé. Mais aucune explication ne peut rendre compte de la similitude des phénomènes observés dans des endroits si éloignés les uns des autres, de la Méditerranée aux montagnes du Népal. Les personnes interpellées disent avoir vu une femme magnifique, indifféremment appelée la Sainte Vierge, la Reine des Cieux ou la Déesse, qui leur aurait ordonné de massacrer les hommes de leur village, à l’exception de quelques-uns soigneusement sélectionnés. Certains témoignages font également mention d’une apparition – mâle celle-ci –, une divinité blonde qui ne parle pas et ne possède encore aucun nom, officiel ou officieux...»

Jesse observa Maharet qui fixait le poste de télévision, le visage impassible, une main sur l’accoudoir de son fauteuil.

Des journaux couvraient la table, des journaux en français, en hindi et en anglais.

«...de Lynkonos à plusieurs autres îles, avant que la police n’ait pu intervenir. Les premières estimations portent à deux mille le nombre des victimes, toutes de sexe masculin, dans ce petit archipel à la pointe de la Grèce. »

Maharet effleura le bouton de la télécommande et l’image s’évanouit. Le décor tout entier sembla disparaître, se fondre dans la forêt sombre, tandis que les parois vitrées devenaient transparentes et que les cimes embrumées des arbres s’étageaient à l’infini contre le ciel embrasé. Au loin, Jesse distingua, nichées dans les collines obscures, les lumières scintillantes de Santa Rosa. Elle pouvait encore sentir dans la pièce la présence du soleil, dont la chaleur s’échappait doucement par la verrière.

Elle regarda les autres, frappés de stupeur sur leurs chaises. Marius considérait tour à tour l’écran vide et les journaux étalés devant lui.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, dit Khayman à Maharet. Tu dois continuer ton récit. Nous ne savons pas quand elle arrivera ici.

Il esquissa un geste et les journaux se recroquevillèrent en une énorme boule qui roula dans le feu où elle fut dévorée dans une gerbe de flammes.

Jesse fut prise d’un étourdissement. Tout allait trop vite. Elle étudia Khayman. S’habituerait-elle jamais à leurs figures de porcelaine et leurs expressions soudain violentes, à leurs douces voix humaines et à leurs mouvements presque imperceptibles ?

Que faisait la Mère ? Des hommes massacrés. Le tissu de la vie totalement détruit pour ces peuples ignorants. Une sensation de menace l’envahit. Elle chercha sur le visage de Maharet une réponse, un réconfort.

Mais les traits de Maharet étaient plus impénétrables que jamais. Elle n’avait pas, non plus, répondu à Khayman. Elle joignit les mains et y appuya son menton. Ses yeux étaient absents, lointains.

— Il nous faut la détruire, lança Marius, comme s’il ne pouvait se contenir davantage.

Ses joues s’embrasèrent, à la stupéfaction de Jesse, qui devina l’espace d’un instant son véritable visage humain, puis les couleurs s’estompèrent.

— Nous avons libéré un monstre, poursuivit-il et c’est à nous de faire en sorte que tout rentre dans l’ordre.

— Et comment nous y prendre ? interrogea Santino. A t’écouter, on dirait qu’il s’agit d’une simple affaire de volonté. Tu ne peux pas la tuer !

— En payant de notre vie, voilà comment, dit Marius. Signons un pacte et terminons-en une fois pour toutes avec cette créature, ainsi que nous aurions dû le faire depuis longtemps (son regard se posa sur chacun d’entre eux, s’attardant sur Jesse, puis se tournant vers Maharet). Son corps n’est pas indestructible. Il n’est pas fait de marbre. Je l’ai transpercé de mes dents, j’en ai bu le sang !

Maharet eut un petit mouvement d’impatience, qui semblait signifier : « Oui, je sais ces choses, et tu sais que je sais. »

— Et chaque fois que nous tailladerons ce corps, nous nous tailladerons nous-mêmes, rétorqua Éric. Moi je dis que nous devons partir d’ici, nous cacher. Que gagnons-nous à rester en ce lieu ?

— Elle vous tuera l’un après l’autre si vous tentez de fuir, dit Khayman. Vous n’êtes vivants que pour servir son dessein.

— Voudrais-tu achever l’histoire ? intervint Gabrielle en s’adressant à Maharet.

Elle s’était tenue en retrait jusqu’à présent, prêtant parfois une oreille distraite à leurs palabres.

— Je veux entendre la fin, je veux tout savoir ! dit-elle en croisant énergiquement les bras sur la table.

— Tu t’imagines peut-être que tu vas découvrir dans ces vieilles légendes le moyen de la vaincre, persifla Éric. Tu es folle !

— Continue ton récit, implora Louis. Je veux... (il hésita) je veux savoir ce qui est arrivé.

Maharet le dévisagea longuement.

— Oui, continue, Maharet, insista Khayman. Trêve de discours ! Car selon toute probabilité, la Mère sera détruite, et nous savons, toi et moi, comment et pourquoi.

— Quelle valeur accorder aujourd’hui à une prophétie, Khayman ? demanda Maharet d’une voix atone. Ne sommes-nous pas en train de commettre les mêmes erreurs que la Mère ? Le passé peut nous servir de leçon, mais pas nous sauver.

— Ta sœur vient, Maharet. Elle vient comme elle l’a promis.

— Khayman, tu es incorrigible ! déclara Maharet avec un sourire amer.

— Dis-nous ce qui s’est passé, répéta Gabrielle.

Maharet était assise, immobile, comme si elle cherchait à retrouver le fil de ses pensées. Le ciel derrière les vitres s’était assombri. Pourtant, une traînée rouge apparut à l’ouest, empourprant les nuages gris. Elle finit par disparaître et l’obscurité s’installa, trouée seulement par la lueur des flammes et les reflets incertains sur les parois de verre devenues miroirs.

— Donc Khayman vous a ramenées en Égypte ?... reprit Gabrielle.

— Oui, il nous a ramenées en Égypte, commença Maharet.

Elle soupira en se redressant sur son siège, les yeux toujours fixés sur la table devant elle.

— Il n’y avait aucune échappatoire possible ; Khayman nous aurait emmenées de force. Alors nous avons accepté notre destin. Depuis vingt générations, nous étions intervenues entre les hommes et les esprits. Si Amel avait commis des méfaits, nous essayerions de les réparer, ou du moins, d’en comprendre les raisons.

« Je dus me séparer de mon enfant. Je la laissai avec ces paisibles pasteurs qui avaient toute ma confiance. Je l’embrassai, appelai sur elle la protection des esprits et m’arrachai à elle. Puis je montai dans la litière royale qui nous emporta, comme les invitées du Roi et de la Reine de Kemet cette fois, et non comme leurs prisonnières.

« Khayman nous traita avec bonté durant la longue et pénible marche ; mais il était sombre, taciturne et évitait de croiser notre regard. C’était aussi bien, car nous n’avions pas oublié l’outrage que nous avions subi. Mais la dernière nuit, à peine le campement dressé sur la rive du grand fleuve que nous traverserions au matin pour atteindre le palais royal, Khayman nous fit appeler sous sa tente et nous entretint longuement.

« Ses manières étaient courtoises, dignes. Nous essayâmes de taire nos ressentiments tandis que nous écoutions son récit. Il nous apprit ce que le démon, comme il l’appelait, avait fait.

« Quelques heures seulement après que nous eûmes été conduites hors d’Égypte, il avait eut conscience d’être épié par une force obscure et maléfique. Partout où il allait, il sentait cette présence, bien qu’elle eût tendance à se dissiper à la lumière du jour.

« Puis des changements se produisirent dans sa maison, des petits détails qu’il était seul à remarquer. D’abord, il pensa qu’il perdait la raison. Son écritoire avait été déplacée, ensuite ce fut le tour de son sceau de grand intendant. Aux moments les plus inattendus, mais toujours quand il était seul, ces objets se mettaient à voler à travers la pièce, le frappant au visage ou s’écrasant à ses pieds. Certains réapparaissaient dans les endroits les plus incongrus. Par exemple, il retrouvait régulièrement son sceau dans sa bière ou dans son bouillon.

« Il n’osait en souffler mot au Roi ou à la Reine. Il savait que c’étaient nos esprits qui étaient fautifs, et qu’en parler équivalait à signer notre arrêt de mort.

« Il garda donc cet horrible secret, même lorsque les choses empirèrent. Des bibelots auxquels il tenait depuis l’enfance étaient pulvérisés ou lancés sur lui. Des amulettes sacrées jetées dans les latrines, des excréments étalés sur les murs.

« Bien que l’existence fût devenue intolérable dans sa maison, il ordonna à ses esclaves de n’en souffler mot et quand ils finirent, terrorisés, par déserter les lieux, il se chargea lui-même de son entretien et de celui de sa demeure, comme le plus humble des serviteurs.

« A la fin, désespéré, il entreprit de parler au démon, à le supplier de partir. Mais cette tentative ne fit que redoubler la vigueur de l’esprit. Il répandait des pièces d’or sur les dalles et les faisait s’entrechoquer toute la nuit. Il secouait si fort le lit que le malheureux Khayman atterrissait sur le sol. Il saupoudrait à la dérobée la nourriture de sable.

« Six mois s’étaient écoulés depuis que nous avions quitté le royaume. Khayman devenait fou. Peut-être étions-nous déjà hors de danger, mais il n’en avait pas la certitude, et il ne savait vers qui se tourner. Il vivait dans la crainte de cet esprit.

« Puis au plus profond d’une nuit, alors qu’allongé, il attendait la prochaine attaque de son tortionnaire, jusque-là anormalement tranquille, des coups violents ébranlèrent sa porte. La terreur le paralysa. Il savait qu’il ne devait pas bouger, que les coups n’étaient pas assenés par une main humaine ; mais il ne put en supporter davantage. Il récita ses prières et ouvrit la porte à toute volée. Ce qu’il vit alors était le comble de l’horreur : appuyée contre le mur du jardin, ses bandelettes déchirées, souillées, se dressait la momie de son père.

« Bien sûr, il savait que nulle vie n’habitait cette face desséchée, ces orbites vides tournées vers lui. Quelqu’un ou quelque chose avait extrait le cadavre de son mastaba dans le désert et l’avait transporté jusque-là. Et ceci était le corps de son père, putréfié, nauséabond ; le corps de son père qui, selon la loi sacrée, aurait dû être consommé, lors d’un festin funéraire, par Khayman, ses frères et ses sœurs.

« Khayman tomba à genoux, sanglotant, gémissant. Et sous ses yeux incrédules, la momie se mit à s’agiter, à danser, lançant ses membres de tous côtés, avec ses bandelettes en lambeaux ! Horrifié, Khayman battit en retraite, et referma la porte sur le macabre pantin. Le corps fut alors projeté, tel un bélier, contre le vantail, et les coups reprirent de plus belle.

« Khayman invoqua tous les dieux de l’Égypte, pour qu’ils le délivrent de l’esprit. Il appela les gardes, il appela les soldats du Roi. Il maudit le monstre, lui ordonnant de le laisser en paix, et commença à son tour à lancer des objets et à envoyer rouler les pièces d’or à travers la pièce.

« Tout le palais se précipita, par les jardins royaux, jusqu’à la maison de Khayman. Le démon semblait maintenant au paroxysme de la furie. Les volets claquaient et étaient arrachés de leurs paumelles. Les quelques meubles précieux que possédait l’intendant étaient emportés dans une affreuse sarabande.

« Et ce n’était que le début. A l’aube, quand les prêtres pénétrèrent dans la demeure pour exorciser le démon, un grand vent se leva du désert, charriant des tourbillons de sable. Et partout où Khayman allait, la tempête le poursuivait. Lorsqu’il baissa les yeux, il s’aperçut que ses bras étaient criblés de petites piqûres d’épingle d’où perlait une goutte de sang. Même ses paupières en étaient couvertes. Il crut pouvoir se mettre à l’abri à l’intérieur d’un coffre, mais la chose réduisit le meuble en pièces. Les prêtres reculèrent, abandonnant Khayman en pleurs, sur le sol.

« Des jours et des jours, la tempête fit rage. Plus les prêtres priaient, plus le démon se déchaînait.

« Le Roi et la Reine étaient consternés. Les prêtres appelaient sur le démon la colère des dieux. Le peuple accusait les sorcières rousses, criant que jamais on n’aurait dû les laisser quitter la terre de Kemet, qu’on devait les retrouver et les ramener pour être brûlées vives, et qu’alors seulement le démon s’apaiserait.

« Les familles de haut lignage ne partageaient pas cette opinion. Pour elles le verdict était clair. Les dieux n’avaient-ils pas exhumé le cadavre du père de Khayman pour montrer que les rites des mangeurs de chair étaient ceux qui les agréaient ? Non, c’étaient le Roi et la Reine qui étaient sacrilèges, et ils devaient mourir. Ce Roi et cette Reine qui avaient empli le royaume de momies et semé la superstition dans le cœur de leurs sujets.

« Le pays était au bord de la guerre civile.

« Le Roi se décida enfin à rendre visite en personne à son intendant, qui se tenait prostré dans sa maison, enveloppé dans son manteau comme dans un linceul. Et il essaya de parlementer avec le démon qui n’en continuait pas moins à harceler Khayman, dont le vêtement n’était plus maintenant qu’une loque sanglante.

« – Rappelle-toi les paroles de ces sorcières, dit le Roi au malheureux. Les esprits ne sont pas des démons, on peut les raisonner. Si seulement je pouvais communiquer avec eux comme les sorcières, les obliger à me répondre !

« Mais ces propos ne firent qu’enrager un peu plus le démon. Il brisa le peu de meubles qui étaient encore intacts. Il arracha la porte de ses gonds, il déracina les arbres du jardin et les dispersa alentour. Il semblait avoir complètement oublié Khayman, occupé qu’il était à saccager le parc du palais.

« Le Roi le suivait, le suppliant de le reconnaître, de lui parler, de partager ses secrets avec lui. Comme envoûté, il se tenait courageusement dans l’œil même du cyclone déchaîné par l’esprit.

« La Reine apparut à son tour et d’une voix tranchante, elle s’adressa à ce monstre.

« – Tu nous punis d’avoir fait souffrir les sœurs aux cheveux roux, cria-t-elle. Mais pourquoi ne nous sers-tu pas plutôt ?

« Pour toute réponse, le démon lui déchira ses vêtements et lui infligea les tourments qu’il avait jusque-là réservés à Khayman. Elle essayait en vain de protéger ses bras et son visage. Alors le Roi lui saisit la main et l’entraîna en courant vers la demeure de l’intendant.

« – Va-t’en, ordonna le Roi à Khayman. Laisse-nous seuls avec cette chose, car je veux apprendre d’elle qui elle est et ce qu’elle veut.

« Il convoqua les grands prêtres et répétant nos paroles, leur expliqua que l’esprit haïssait les hommes parce qu’ils possédaient un corps et une âme. Mais que lui Enkil, roi de Kemet, allait l’apprivoiser et le dompter.

« Les souverains pénétrèrent alors dans la maison de Khayman et à leur suite, le démon, détruisant tout ce qui restait à détruire. Khayman à présent débarrassé de son persécuteur, gisait, épuisé, dans le palais, redoutant le pire pour ses souverains mais ne sachant que faire.

« La Cour entière était en effervescence. Les hommes se battaient, les femmes gémissaient, et beaucoup s’étaient enfuis dans la crainte de ce qui pouvait arriver.

« Deux jours et deux nuits, le Roi et la Reine demeurèrent avec le démon. Alors, les membres des vieilles familles, les mangeurs de chair, se rassemblèrent dans l’enceinte royale. Le Roi et la Reine étaient dans l’erreur, disaient-ils ; le temps était venu de prendre en main le destin de Kemet. A la nuit tombée, ils s’introduisirent dans la maison, la dague au poing, pour accomplir leur criminel dessein. Ils allaient tuer les souverains, et si le peuple protestait, ils accuseraient le démon du régicide. Qui pourrait les démentir ? Quant au démon ne cesserait-il pas de les harceler quand ceux qui avaient tourmenté ses chères sorcières rousses seraient morts ?

« La Reine les vit la première. Avant qu’elle ait pu appeler à l’aide ou s’enfuir, ils plongèrent leurs lames dans son sein et elle s’écroula. Le Roi se précipita à son secours et fut impitoyablement frappé à son tour. Les assassins durent battre aussitôt en retraite, car le démon s’en prenait à eux maintenant.

« Pendant ce temps, Khayman s’était tenu agenouillé, au fond du jardin déserté par les gardes désormais ralliés aux mangeurs de chair. Il s’attendait à mourir avec les autres serviteurs de la famille royale. Les hurlements inhumains qui sortirent soudain de la maison lui glacèrent le sang et firent déguerpir les derniers conjurés.

« Ce fut lui, l’intendant fidèle, qui vola au secours de ses maîtres. Personne ne tenta de l’en empêcher. Tous étaient paralysés par l’épouvante. Lui seul osa franchir le seuil de la demeure.

« A l’intérieur, il faisait nuit noire, et Khayman, brandissant une torche, découvrit l’horrible spectacle.

« La Reine se tordait, agonisante, sur le sol, et le sang coulait de ses innombrables blessures. Un grand nuage rougeâtre l’enveloppait, comme un tourbillon ou plutôt comme une trombe chargée de minuscules gouttelettes de sang. Et au cœur de ce tourbillon de matières indéfinissables, la Reine se débattait, les yeux révulsés. Un peu plus loin, le Roi gisait sur le dos.

« Son instinct disait à Khayman de quitter ces lieux maudits, de partir aussi loin que possible. A ce moment précis, il fut tenté d’abandonner pour toujours sa terre natale. Mais la femme qui suffoquait à terre, le dos arqué, griffant le sol de ses ongles, était sa souveraine.

« Alors, le grand nuage de sang qui la recouvrait de son voile, se dilatant et se contractant autour d’elle, devint plus dense et soudain, comme aspiré par les plaies, il disparut. Un calme étrange sembla saisir la Reine. Lentement, elle se redressa, le visage hagard. Puis elle poussa un cri guttural, et se tut.

« Le silence retomba, pesant, troublé seulement par le grésillement de la torche. La Reine fixait Khayman. Puis elle recommença à haleter, les yeux exorbités. Elle paraissait sur le point de mourir, mais la crise s’apaisa. Dans un effort désespéré pour échapper à la lumière de la torche, qui semblait lui causer une douleur intense, elle détourna la tête et vit alors son époux, inanimé à ses côtés.

« – Non, cela ne se peut pas ! Je ne le veux pas ! hurla-t-elle.

« Et à cet instant, Khayman remarqua que ses blessures se cicatrisaient, que les profondes entailles n’étaient déjà plus que des égratignures.

« – Ma Reine, vos blessures ! s’exclama-t-il en s’avançant vers elle.

« Elle s’était accroupie et regardait, incrédule et terrorisée, ses bras, ses seins tailladés et déchiquetés se régénérer. Tout à coup, de ses longs ongles acérés, elle laboura sa propre chair, faisant jaillir le sang, et cette fois encore, les plaies se refermèrent !

« – Khayman, mon Khayman, hurla-t-elle encore, se protégeant les yeux de la lumière aveuglante de la torche. Que m’arrive-t-il ?

« Ses cris devinrent de plus en plus stridents et dans sa panique elle s’abattit sur le corps de son époux.

« – Enkil, ne m’abandonne pas ! Enkil, ne meurs pas ! suppliait-elle, folle de chagrin.

« Alors, tandis qu’elle implorait le Roi, un changement effrayant se produisit en elle. Telle une bête affamée, elle se jeta sur lui et se mit à laper le sang qui lui couvrait la gorge et le torse.

« Khayman n’avait jamais été témoin de pareille bestialité. Elle était comme une lionne du désert léchant le sang de sa proie. Puis, le dos voûté, les genoux écartés, elle tira à elle le corps inanimé du Roi et enfonça ses dents dans l’artère de son cou.

« La torche tomba des mains de Khayman. Il recula vers la porte ; mais au moment où il s’apprêtait à bondir dehors, la voix d’Enkil s’éleva.

« – Akasha, gémit-il doucement, ma Reine !

« Et elle, tremblante, sanglotante, examinait tour à tour son propre corps et celui mutilé et ensanglanté de son époux.

« – Khayman ! ordonna-t-elle. Ta dague, vite !

« Khayman s’exécuta aussitôt, bien qu’il fût persuadé que la dernière heure de son souverain avait sonné. Mais avec l’arme, la Reine se trancha les poignets, et elle laissa couler son sang sur les blessures du Roi qui se refermèrent aussitôt. Pleurant de joie, elle étala le sang sur le pauvre visage lacéré.

« Sous les yeux de Khayman, les plaies du Roi se cicatrisèrent. Alors Enkil commença à bouger et à agiter les bras. Il tendait les lèvres pour recueillir le sang d’Akasha qui ruisselait sur sa figure. Et soudain, prenant la même posture bestiale que la Reine quelques minutes plus tôt, il étreignit sa compagne et referma sa bouche sur sa gorge.

« C’était plus que Khayman ne pouvait en supporter. A la lueur vacillante de la torche moribonde, ces deux pâles silhouettes venaient de se transformer en créatures monstrueuses ; en égales du démon qui les habitait à présent. Il sortit à reculons de la petite maison et s’adossa au mur du jardin. Là, il s’écroula ; il sentit la fraîcheur de l’herbe sous sa joue avant de sombrer dans l’inconscience.

« Quand il se réveilla, il était allongé sur une couche en bois doré, dans les appartements de la Reine, au cœur d’un palais silencieux. Il remarqua qu’on avait changé ses vêtements, lavé ses mains et son visage. La pièce baignait dans la pénombre et l’odeur de l’encens, et les portes étaient ouvertes sur le jardin, comme s’il n’y avait rien à redouter.

« Dans l’ombre, il reconnut le Roi et la Reine penchés sur lui. Pourtant il savait qu’ils n’étaient plus ses souverains. Et il eut envie de hurler, hurler à la mort, comme une bête, mais la Reine l’apaisa d’une parole.

« – Khayman, mon Khayman, dit-elle en lui rendant son poignard en or, tu nous as bien servis. »

 

« Khayman avait interrompu ici son récit.

« – Demain soir, dit-il, quand le soleil sera couché, vous constaterez par vous-mêmes leur métamorphose. Car alors, et seulement alors, quand toute clarté aura disparu à l’ouest du ciel, ils apparaîtront dans les salles du palais.

« – Mais pourquoi seulement à la nuit ? demandai-je. Qu’est-ce que cela signifie ?

« Alors il nous raconta que moins d’une heure après qu’il se fut réveillé, avant même que l’horizon ne blanchisse, ils avaient reculé au fond de la pièce, se plaignant de la douleur que la lumière leur infligeait. Déjà, ils avaient fait éteindre les torches et les lampes, et maintenant, il leur semblait que le jour les traquait, qu’il n’y avait aucun endroit où se réfugier dans tout le palais.

« Furtivement, ils avaient quitté la cité royale, enveloppés dans d’épais vêtements. A une vitesse surhumaine, ils avaient couru jusqu’aux mastabas, les tombeaux des vieilles familles, celles-là mêmes qu’on avait obligées à embaumer et enterrer en grande pompe leurs morts. Ils avaient couru vers ces lieux sacrés que nul n’oserait profaner. Une fois cependant, le Roi s’était arrêté. Il avait imploré la clémence de Râ, le dieu soleil. Puis, pleurant, protégeant leurs yeux blessés, gémissant comme si l’astre solaire les brûlait déjà alors que l’aube commençait tout juste à poindre, les souverains avaient disparu à la vue de Khayman.

« – Plus jamais, depuis lors, ils ne se sont montrés avant le coucher du soleil, nous apprit Khayman. Ils émergent de la nécropole, d’où exactement, nul ne le sait. Le peuple se presse à présent autour d’eux. Il les attend, les acclamant comme des dieux, les incarnations d’Osiris et d’Isis, les divinités lunaires, semant des fleurs sous leurs pas et s’inclinant sur leur passage. Car la légende s’est répandue que le Roi et la Reine ont vaincu la mort grâce à un pouvoir céleste, qu’ils sont devenus immortels et invincibles, et que par ce même pouvoir, ils peuvent lire dans le cœur des hommes, entendre les mots avant même qu’ils ne soient formulés. Aucun secret ne peut leur être dissimulé. Leurs ennemis sont immédiatement démasqués. Tout le monde les craint.

» Je sais cependant, comme tous leurs fidèles serviteurs, qu’ils ne peuvent supporter la proximité d’une bougie ou d’une lampe. Que la lumière vive d’une torche les fait hurler de douleur. Et que lorsqu’ils mettent à mort leurs ennemis, ils boivent leur sang. Ils le boivent, ils s’en repaissent vous dis-je ! Comme des fauves, ils se nourrissent de leurs victimes, et leur chambre après le carnage ressemble à la tanière d’un prédateur. Et c’est moi, Khayman, leur intendant dévoué, qui doit rassembler les dépouilles et les jeter dans une fosse.

« Khayman sanglotait maintenant. Mais l’histoire était finie, et le jour se levait sur les montagnes. Nous nous apprêtâmes à traverser le Nil sacré. Le désert se réchauffait déjà. Khayman s’avança vers la berge tandis que la première embarcation chargée de soldats gagnait l’autre rive. Il pleurait encore quand le soleil embrasa le grand fleuve.

« – Râ est le plus ancien et le plus puissant dieu de Kemet, murmura-t-il. Pourquoi s’est-il retourné contre ses royaux serviteurs ? En secret, ils se lamentent sur leur sort ; la soif les rend fous, et ils ont peur qu’elle ne devienne intolérable. Vous devez les sauver. Au nom de notre peuple, vous le devez. Ils ne vous ont pas envoyé quérir pour vous blâmer ou vous punir. Ils ont besoin de vous. Vous êtes de puissantes magiciennes, vous seules pouvez ordonner à l’esprit de défaire son œuvre !

« Puis nous regardant, se souvenant de toutes nos souffrances, il laissa libre cours à son désespoir.

« Mekare et moi ne répondîmes pas. La barge nous attendait pour nous conduire au palais. Tandis qu’apparaissaient au-delà de la nappe d’eau éblouissante les hauts murs peints de la cité royale, nous nous demandâmes quelle serait l’issue de ce cauchemar.

« Comme je montai dans le bateau, je songeai à mon enfant et j’eus soudain la certitude que j’allais mourir à Kemet. La tentation me vint d’interroger les esprits, mais je n’y cédai pas. Je n’aurais pu supporter que me soit ôté mon dernier espoir. »

 

La gorge nouée, Maharet se tut.

Jesse vit ses épaules se raidir, ses doigts se crisper sur les accoudoirs de bois.

— Je ne veux pas vous effrayer, reprit-elle pourtant, d’une voix monocorde, mais il faut que vous sachiez que la Reine et Lestat approchent...

Jesse sentit une onde d’inquiétude parcourir l’assemblée. Maharet restait impassible, aux aguets, les pupilles presque fixes.

— Lestat appelle, reprit-elle. Mais son appel est trop faible pour que je distingue des mots ou des images. Il n’est pas blessé cependant – de ça, je suis certaine. Mais je sais aussi qu’il me reste peu de temps pour finir cette histoire...

 

La Reine des Damnés
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Rice,Anne-[Chroniques des Vampires-03]La Reine des Damnes.(Queen of the Damned).(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
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